










Crédits : Sandy Korzekwa / Cacn, 2025
Un monde fissuré
Centre d'art contemporain de Nîmes
26 septembre - 13 décembre 2025
Avec Socheata Aing, Salomé Angel, Émilie Franceschin, Sam Krack, Suzy Lelièvre et Documents d'artistes Occitanie
There is a crack, a crack in everything
That's how the light gets in.
Il y a une fêlure, une fissure dans toute chose
C’est ainsi qu'entre la lumière.
Léonard Cohen, Anthem 1
Être fissuré signifie être affaibli, vulnérable. Cette fissure peut être causée par une perte, un échec, un traumatisme. De tels ébranlements intimes résonnent avec les bouleversements du monde globalisé. L’échec du néo-libéralisme provoque des fissures, jusqu’aux fracas. Plus littéralement, une fissure correspond à la rupture partielle d’un objet solide, parfois microscopique, généralement causée par un choc ou une contrainte excessive. Partout, les fissures s'élargissent : la démocratie s'étiole, les inégalités se creusent et la terre s’assèche encore. L’exposition réunit cinq artistes en lien avec la Région Occitanie, une terre aride sujette au réchauffement climatique et aux catastrophes qui en découlent. À travers leurs œuvres, chacun et chacune nous signale de petits échecs, des erreurs ou des incompréhensions qui pourraient sembler anodines. Par l’usage des formes de la peinture, de la sculpture, de la vidéo ou de l’installation, ils nous font voir des brisures, des objets fragmentés, retouchés, voire recousus. Face aux récits inachevés, aux histoires qui s’étiolent, nous devenons spectateurs des fissures. Il y a là des énigmes à démêler, tantôt formelles ou narratives.
Un monde fissuré est une exposition née de la découverte des fonds documentaires Documents d’artistes Occitanie et Documents d’artistes Emergence, des bases de données qui présentent un panorama d’œuvres issues du territoire occitan. À la découverte des peintures de Sam Krack, déployées en série, on est frappés par l’usage d’une technicité hyper-réaliste au service d’un sujet bancal : l’échec d’une pose de lino rafistolé. L’artiste révèle des recoins, des bas de murs et plinthes. Tout semble flambant neuf, et pourtant : on décèle une reprise maladroite, un collage fortuit. Le linoléum est un revêtement de toile en plastique. Imperméable, la matière est conçue pour durer. Ce revêtement industriel né au XIXe siècle est omniprésent dans les halls, les lieux de passage, les hôpitaux ou les cuisines collectives. Dans une perspective hygiéniste, le sol sans jointures permet une facilité d’usage. La pâte est longuement chauffée et pressée afin d’obtenir une texture homogène, une matière peu coûteuse qui recouvre de vastes surfaces standardisées, à l’image d’une optimisation financière néo-libérale. Sam Krack utilise ce motif en s’intéressant aux litiges qui surviennent, à l’inconfort et au ratage technique.
Les œuvres de Socheata Aing jouent aussi sur les faux-semblants. Avec la vidéo Mettre la main à la pâte (et l’installation Festin de papier peint), on pénètre dans un lieu désaffecté. Ici, le lino rouge et poussiéreux est en lambeaux. Des enfants traversent l’image, en quête d’une trace. Les portes coincent. Le papier peint est déchiré, les ampoules nues abandonnées. Devenus apprentis archéologues, les protagonistes observent un dédale de salles dénudées, dont l’usage est à jamais révolu. Ils récoltent le papier, tentent d’en garder des parties intactes, de le préserver des grandes déchirures. La cueillette est réussie, vient alors la confection du repas de papier qui rappelle une fête cambodgienne dédiée aux ancêtres : Pchum Ben, la fête des morts et de la rédemption, une cérémonie bouddhiste emblématique. Dans cet espace incongru, la transmission s’invite sous une autre forme. Au Cambodge, les familles se rassemblent autour des mets préparés en souvenir des êtres chers. Ici, le banquet de papier rend honneur aux mémoires des murs, comme si le bâtiment était personnifié. Le festin est partagé entre des convives adultes, redevenus enfants le temps d’une dégustation imaginaire. Socheata Aing emploie des matériaux simples, supports d’une narration poétique. Contre toute attente, les rebuts deviennent le réceptacle d’une convivialité. Avec l’installation Nostalgie de la séparation, des assiettes brisées sont disséminées au sol. L’assiette en papier (ou en porcelaine, on hésite) est un objet quasi désuet en 2025. Il se trouve ici sublimé. Ailleurs, suspendue en hauteur, une petite broderie sur toile de lin est défaite de son châssis, posée sur un tasseau de bois. Elle est légère, presque invisible, comme le fil de coton qui la sillonne : « La fleur de jasmin est une plante qui représente les liens de la famille en Asie du sud-Est, j'ai grandi avec cette plante qui poussait sur notre balcon. […] Cette toile de lin, à la carnation mate, pourrait être une peau... Le souvenir d'un corps. ».
Plus loin, l’installation sonore Doña Cecilia y yo nous fait entrevoir un lien entre Salomé Angel et sa grand-mère paternelle. Un patchwork fait de tissus hétéroclites déborde d’une chaise où résonne la voix de son aïeule. Enregistrée par téléphone, elle raconte la vie quotidienne de son enfance en Colombie, quand le monde industriel n’avait pas encore de prise. Ce récit semble appartenir à un passé révolu, pourtant si proche. La voix d’Ana Cecilia est difficilement audible, elle grésille au milieu des imprimés occitans et provençaux. Elle semble venir du lointain. Avec Point par point, une série de photographies brodées au fil de coton fait apparaître des images pixelisées. Il faut du temps et de la concentration pour saisir l’image qui existe là, il faut plisser les yeux et se reculer pour en saisir les motifs : on devine un joueur de billard, une tête de chérubin, un couvre-lit. Le doute demeure : est-ce là un flou d’images d’archives intimes ? Autant de points de vue fragmentés en une multitude de croix brodées qui recomposent le souvenir. Seule la matérialité des points de croix donne une certitude. Une certitude plus surréaliste, à la manière d’un rêve éveillé apparaît avec Géodermie. Le paysage vu du ciel recouvre un gant de ville sur lequel on discerne des cours d'eau et vallons bucoliques, tirés d’une carte d’état major. En suivant les lignes de la main à la surface du gant, on suppose d’hypothétiques prévisions : quelles prises avons-nous sur les héritages des paysages que nous avons transformé ?
Dès lors, quel oracle nous annonce que Le plus dur reste à venir ? À l’ère où les températures estivales provoquent une trentaine de jours caniculaires annuels, faire des sculptures en glace avec des restes de performances paraît tour-à-tour rafraîchissant et glaçant. En se questionnant sur la manière de capter la matérialité d’une performance, Émilie Franceschin saisit les vêtements portés à l’occasion d’une de ses performances et plonge le tissu dans une glacière remplie d’eau. Figé dans le froid tel un animal dans le formol, le vêtement flotte, entouré de bulles d’air congelées. Les objets performatifs trouvent ainsi une nouvelle vie sculpturale. La sculpture de glace est posée sur un socle tel un volume minimaliste. L’objet fond littéralement au milieu des œuvres et les restes de l’action révolue gisent dans l’espace d’exposition. Ce vocabulaire formel rappelle les œuvres modernistes du début du XX° siècle (De Stijl, les constructivistes et le Bauhaus). On songe aussi aux œuvres minimales des années 1960 véhiculant une idéologie utopique, qui aujourd’hui, comme l’iceberg, semble fondre devant la menace des rayons de soleil brûlants des populismes.
Ailleurs, une rigueur formelle et remplie d’humour rappelle aussi les œuvres modernistes. Avec Suzy Lelièvre, le coup de dés décidément n'abolit pas le hasard. Impossible pour les joueurs de 421 de miser avec cet ensemble de dés à jouer, dont les nombres, comme aimantés au sol, sont attirés par la gravité, faisant du coup de dés un chaos injouable. Quelle guerre se font plus loin les deux Tables choquées ? Rejouent-elles la fameuse affiche d’El Lissitzky de 1919 afin de Battre les Blancs avec le coin rouge ? Deux êtres de bois assurément pris dans un tourment d’affects se fracassent à la réalité, le réel dont la réception pour les esprits chagrins, à l’heure des fake news, semble de plus en plus suspect. Ailleurs encore, des boucles étranges se terminent ou commencent par des pointes fines : les Crayons empruntent aux formes plastiques élémentaires des références de l’époque des avant-gardes. D’autres boucles pleines de tension et de granit constituent Segments, un ensemble de sculptures complexes et arrondies qui fusionnent quasi amoureusement. Les travaux de Suzy Lelièvre se caractérisent par des mouvements, gestes et formes répétés, parfois distordus. Inspirée par les mathématiques, l’artiste formule des énoncés, des postulats plausibles. Le motif permet de déplier des architectures régulières ou irrégulières en modifiant un paramètre afin de re-dessiner les contours de l’équation première.
L’exposition tente de séparer des éléments afin d’en saisir leurs histoires. Les peintures de Sam Krack, les installations de Socheata Aing et de Salomé Angel, les archives de glace d’Émilie Franceschin et les sculptures de Suzy Lelièvre déroulent la multiplicité et la complexité du réel. Le cerveau d’Homo sapiens sapiens, de part sa structure et ses capteurs d’informations, est obligé de synthétiser ce qu’il perçoit pour rendre la compréhension du monde plus simplifiée afin de se saisir de la réalité. Cette perception semble fissurée par de multiples phénomènes inquiétants qui nous font oublier que l’on regarde le monde avec notre mémoire. Le peintre David Hockney disait déjà en 1998 : « La photographie et la réalité sont toutes les deux remises en question. Nous perdons confiance en la capacité de la photographie à nous montrer à quoi ressemble le monde, à nous faire ressentir l’expérience du monde. Toutes les images sont artificielles, d’une certaine manière… Mais ce que la main, l’œil, le cœur peuvent faire - et peindre - ne pourra jamais être remplacé. » (David Hockney, éditions Taschen). L’art peut être salvateur et seule reste cette subjectivité, cette expression de la vie intérieure cruciale pour comprendre et saisir la complexité du monde. Décortiquer le monde par le prisme de l’art permettrait alors de mieux digérer nos fissures collectives.
Élise Girardot, septembre 2025
1 Anthem est une chanson de Leonard Cohen écrite en 1992 pour l'album The Future.




