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© Daniel Pinho

Lucas Dupin

[MONOGRAPHIE]

Nous avons traversé l’épaisseur du temps

Lucas Dupin a pour matière principale le temps. Il étend et étire la temporalité de l'œuvre d’art en déroulant un travail protéiforme et organique ponctué par la photographie, l’installation, l’aquarelle et la vidéo-performance.

En 2017, l’artiste propose une performance discrète dans l’espace public. À São Paulo, il découpe inlassablement des morceaux de papier rigide sous le regard surpris des passants d’une avenue longiligne. Huit heures durant, sans interruption, il évide les cases des calendriers au cœur d’une ville gigantesque où fourmillent chaque jour douze millions de personnes. Au croisement des avenues Paulista et Bela Cintra, la silhouette vêtue d’une chemise blanche disparaît dans le paysage environnant. Lucas Dupin fusionne aisément avec le rythme de la ville : attablé à son bureau, entouré de femmes et d’hommes d’affaires pressés, il prend le temps de composer un travail en devenir.
 
Lors d’un voyage au Brésil, je découvre une multitude de papiers suspendus. Ils habitent l’espace d’exposition. D’autres petits morceaux jonchent le sol, formant un tas de papiers carrés ou rectangulaires. Ce jour-là, je recompose le puzzle : ces fragments comblaient autrefois les vides des formes flottantes. Les calendriers creusés de « Tempo Reves » induisent la métaphore d’un temps sujet à des failles, des trouées mémorielles. Lucas Dupin décompose les années, les mois et les jours. Il ôte les souvenirs pour révéler le squelette, la structure temporelle. À la fois légère et dense, cette installation nous trouble par sa simplicité : les calendriers se superposent au sol, l’amoncellement de papiers traduit une épaisseur temporelle. Le nom de l’artiste, à consonance française, m’interpelle. Je me demande si je pourrais un jour le rencontrer. Quelques jours plus tard, je quitte les grands centres urbains pour remonter la côte Atlantique en direction de l’État de Bahia. En passant furtivement par Belo Horizonte, la ville natale de Lucas Dupin, je poursuis mon itinéraire. Lucas présentait ce jour-là son travail dans une galerie de la ville. À quelques kilomètres l’un de l’autre, nous ne savons pas encore que nous allons bientôt nous rencontrer. Le mois de décembre brésilien est brûlant. À Bahia, un autre monde s’ouvre. Au détour d’une piste rouge qui longe le littoral, une voiture s’arrête, essayant d’éviter tant bien que mal les trous béants qui parsèment la mauvaise route. Installée au jardin, attablée à mon tour et gargarisée par les goûts et les couleurs du petit village de Cumuruxatiba, je parle avec un artiste venu de Belo Horizonte, capitale de l’État du Minas Gerais. Il me raconte son travail. À cet instant, les planètes s’alignent : cet artiste est Lucas Dupin, j’avais noté son nom quelques jours auparavant lors de ma visite de l’exposition. Nos routes devaient se croiser. Il semblerait que cette rencontre improbable résulte d’une succession de suites logiques à l’échelle du temps et de nos désirs respectifs. Cette histoire insolite résonne avec la démarche cartographique et sensible développée par l’artiste. Son parcours explorant sans relâche les strates temporelles, je me trouve étrangement propulsée dans une mise en abyme.

Dans la série photographique « equivâlencias », Lucas Dupin utilise à nouveau la métonymie comme levier de création. Il découvre comment les pavés portugais datant de la période coloniale sont en train de disparaître des zones urbaines brésiliennes. Ces pavés incarnent les stigmates d’une époque. Remplacées par une autre matière, les pierres manquantes catalysent une évocation mémorielle. Les morceaux de viande présentés en vis-à-vis par les mains de l’artiste suggèrent la chair sacrifiée et le passé colonial. Une autre pierre dorée fait son apparition, comme une analogie, un glissement rappelant la construction des églises baroques ostentatoires du XVIIIe siècle esclavagiste. Dans la dernière image de la série, les mains disparaissent et le nouveau sol se révèle, augmenté par la forme intruse, morceau de viande ou d’or. L’accrochage resserré donne à voir une chronologie et rend visible le procédé de l’artiste. Le spectateur en devient le témoin privilégié. Lucas Dupin fait de l’invasion un motif récurrent et modulable. L’artiste s’inspire du monde végétal, comme avec l’installation « Jardins suspensos ». Au milieu des fragments de ces mêmes trottoirs portugais, quelques plantes invasives prolifèrent. Ce dispositif distille une fois encore l’Histoire brésilienne au cœur de l'œuvre, celle de terres sauvages domptées. Le Brésil était autrefois une immense forêt vierge. Malgré sa domestication, la nature menacée y semble toujours majestueuse et prédominante. L’iconographie coloniale exacerbe une vision exotique : ces récits traversent les âges et contribuent à entretenir une vision caricaturale encore prégnante. Lucas Dupin déconstruit l’imagerie par le biais d’actions poétiques et suggestives. Comme souvent, l’installation est immersive et propose une déambulation, une conception plastique pensée à l’échelle du corps. On se fraie un chemin à travers ces morceaux choisis, vestiges d’une Histoire omniprésente sous nos pas citadins.

Dans son ouvrage L’invention du paysage, Anne Cauquelin montre comment ce que nous entendons par « paysage » relève d’une construction mentale. Lucas Dupin s’y réfère avec la série “Notas sobre representação”. Issue de cartes brésiliennes, on y observe les trous des brûlures à la surface du papier, les superpositions et collages opérés dévoilent des images d’archives. Et si l’Histoire de ces territoires multiples était encore à déterrer ? La construction de l’image poétique par couches successives est caractéristique de la démarche plastique de l’artiste. Dans «  Biblioteca por vir », il réinvestit le papier en donnant une vie nouvelle à des encyclopédies abandonnées. Côte-à-côte et formant une bibliothèque absurde et inversée, les tranches de livres découpés créent un support inédit, prêt à accueillir des aquarelles en relief. La flore tropicale envahit les livres jusqu’à disparaître progressivement en laissant les traces de son passage sous forme de brûlures poussiéreuses. Là encore, la végétation se déroule, les lianes et les tiges enlacent la surface de l'œuvre, les nervures des feuilles épousent la tranche des pages encyclopédiques. Leur contenu illisible laisse place à un autre usage : le livre devient réceptacle, il n’est plus un contenant de mots, lignes, phrases, paragraphes et pensées. Plus récemment, la série d’aquarelles intitulée « Estalinhos », présente des formes quasi abstraites. Les grandes images colorées évoquent tour à tour du tissu ou du papier froissé. Le changement d’échelle nous induit en erreur ; ces images énigmatiques sont le résultat d’un pétard explosé. Le bruit sourd laisse généralement place à un léger morceau de papier déchiré, malmené par le feu qu’il a contenu pendant quelques secondes seulement. La couleur diluée dans l’eau révèle le temps furtif du détail anodin.

L'observation attentive d'objets banals s'étend à des situations rencontrées dans la vie quotidienne, comme en 2018 à la Praça do Patriarca, place emblématique de l’Histoire de São Paulo. La nuit venue, ce lieu d’errance devient le centre névralgique de la misère. L’artiste observe chaque matin les jets d’eau des voiture-poubelles déloger les sans-abris, manifestation d’une violence cinglante et assumée. On observe Lucas Dupin à l’image. Il nourrit les pigeons, autres occupants de la place. Ils commencent à le suivre, à s’habituer à la présence intruse. Il jette alors un pétard. Les pigeons s’envolent brusquement. L’artiste répète ces actions plusieurs fois. Les pigeons reviendront pourtant le lendemain.

Aux antipodes d’une recherche spectaculaire, la narration structure le récit, à l’instar d’une pratique artistique en dialogue permanent avec le réel poétisé. Les œuvres de Lucas Dupin traduisent une symbiose : en alliant l’image poétique au récit historique, il parvient à dénouer discrètement les failles d’une mémoire malaxée et tisse une narration polyphonique et suggestive.
 
Élise Girardot, août 2021

Monographie éditée en 2022

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