ENTRETIEN N.6 – MARI FRAGA – RIO DE JANEIRO – 17.02.18
Mari Fraga aborde l’ère industrielle par le prisme d’un élément fondateur, l’un des plus abondant de l’univers : le carbone. Il parsème l’air, la surface et l’écorce terrestres et participe à la composition du charbon, des diamants, du Co2, du pétrole, de gazs naturels. L’artiste considère que le carbone est un matériau symbolique, l’alliance du naturel à l’artificiel. Elle grandit et étudie à Rio de Janeiro, où les montagnes vertes côtoient les tiges verticales bétonnées. L’épaisse végétation se reflète dans les larges baies vitrées des immeubles à l’architecture aléatoire. Le long des plages de Copacabana ou Ipanema, les habitants de Rio ne se lassent pas des montagnes qui tombent dans l’océan. On ne sait si la nature envahit la ville ou si la ville prend possession de la nature. La force de séduction de la cité réside dans ce tandem inhabituel, mouvement à deux vitesses qui fusionnent dans une saisissante cohérence.
Alors que cette profusion luxuriante se déploie dans chaque région, la réflexion écologique est quasi absente des débats de société. Mari Fraga y voit là un héritage post-colonial. L’inconscient collectif brésilien est habité par un mode de pensée exploratoire, celui du colon confronté à des ressources qui semblent inépuisables. Le pays est cependant en proie à des dilemmes cruciaux, tels que la survie de la forêt amazonienne. Le débat apparaît pendant le mandat de Lula dans les années 2000 lorsque l’ancien président décide de ralentir la destruction de l’Amazonie en faisant voter de nouvelles lois pour protéger les sites menacés. En 2015, le porte-parole Davi Kopenawa frappe les esprits en prononçant un discours alarmiste au Congrès brésilien. La même année, l’effondrement de deux barrages miniers libère des dizaines de milliers de mètres cubes de déchets et provoque un désastre écologique dans l’État du Minas Gerais. Depuis trois ans, les artistes ré-abordent ces questions qui avaient disparu pendant le mandat de Dilma Rousseff, dont le discours progressiste avait freiné un débat qui s’installait à peine.
Mari Fraga suit des études de communication audiovisuelle et se spécialise dans la vidéo et la photographie. Peu à peu, elle délaisse le documentaire pour s’approcher de la matérialité, si bien qu’elle enseigne aujourd’hui la sculpture à l’Université fédérale de Rio. L’écologie est présente depuis toujours dans sa vie. Elle grandit au cœur d’une contradiction ; alors que sa mère travaille pour un organisme de protection environnementale, son père est ingénieur dans l’industrie chimique. Bercé par deux discours, son esprit forge une vision multiple et nuancée de la notion de progrès. Mari Fraga interroge les manifestations de l’emprise humaine sur la nature. L’être humain façonne des matériaux qu’on connaît peu, des éléments qui existaient bien avant nous. Insaisissables, ces ressources naturelles sont sans cesse en mouvement. En formulant des expériences inspirées par les sciences dures, l’artiste donne à voir des processus enfouis. Il y a dix ans, pendant sa résidence au Akiyoshidai International Art Village, elle réalise les vidéos “Sumi séries” et tente d’écrire à l’encre japonaise des idéogrammes dans l’eau. Les formes diluées disparaissent rapidement en une traînée sombre. Elle commence alors à s’intéresser au carbone comme symbole du métabolisme de la vie. Dans les vidéos, le signe disparaît trop vite : les visiteurs peuvent à peine discerner son contour, deviné seulement grâce au geste de la main de l’artiste. Mari Fraga devient peu à peu l’archéologue de mouvements impénétrables.
Omniprésent depuis l’origine du monde, l’impalpable carbone -par son rôle dans la formation du pétrole-, est au cœur d’enjeux économiques majeurs. Source d’énergie fossile, roche liquide d’origine naturelle, le pétrole est l’un des piliers de l’industrie brésilienne. La quasi totalité des réserves sont situées en mer, au large de l’État de Rio de Janeiro. Dans la vidéo-performance “63 perforations”, Mari Fraga crée un tatouage naturel à l’aide d’un pochoir et de plusieurs heures d’exposition au soleil. Ce douloureux dispositif imprime la carte du monde sur son corps. À l’image, un plan fixe montre une brûlure qui dessine une mappemonde. L’énergie solaire transforme le pétrole, comme le soleil brûle le dos de l’artiste. Deux mains médicales apparaissent, elles enfoncent une multitude d’aiguilles d’acupuncture et percent la peau, évocation des puits de pétrole qui ponctuent la surface de la Terre. Par cette analogie, Mari Fraga suggère l’existence d’un flux d’énergie qui circule de nos corps à la Terre. Selon les calculs de l’artiste, il faudrait 5092 ans et des aiguilles de 45 km de long et 3,75 km de diamètre pour reproduire l’ensemble de ces perforations à l’échelle terrestre. Elle imagine cette gigantesque séance d’acupuncture dans “Cálculos para acupuntura planetária”.
Les vidéos de la série “Half-life (Carbon)” rappellent la brûlure corporelle de sa performance. On y observe le rituel de combustion d’un plateau montagneux au Japon. Filmées en super 8, les images évoquent une frontière en feu, dessinée par le liseré des flammes. En 2016, elle poursuit cette recherche avec l’installation “Fosso fossíl”, présentée lors d’une exposition monographique à la galerie Ibeu de Rio. On reconnaît les contours du continent sud-américain tracé par les aiguilles, plantées dans une matière épaisse et brillante qui rappelle l’or noir. Dans cette sculpture quasi performative, la matière s’écoule et pullule, à l’image du Brésil qui pleure doucement dans l’attente de s’effondrer. L’asphalte se déverse par un trou qui correspond sur la carte à la capitale Brasilia, où se trouve le Congrès. La coulée imprime au sol une marque noire au milieu d’un tapis immaculé, un carré de sel qui suggère le nettoyage spirituel pratiqué dans plusieurs rituels populaires brésiliens. Mari Fraga conçoit cette installation en 2016, au cœur du contexte désastreux du coup d’État administratif. L’artiste doit-elle réitérer le processus en faisant à nouveau couler la matière ou garder les traces de l’action ? C’est une œuvre ouverte, toujours en mouvement, dont le dispositif sera peut-être modifié en fonction de la durée de la crise politique. Elle évoque la possibilité de déployer le concept en le transposant à d’autres territoires et crises liées à l’exploitation de ressources naturelles.
Autour de la recherche de Mari Fraga gravitent d’autres disciplines ou courants de pensée : la biologie, la géologie, l’Histoire, le féminisme et l’Anthropocène -période qui a débuté lorsque les activités anthropiques ont laissé une empreinte sur l’ensemble de la planète-. L’artiste qualifie sa posture d’eco-féministe et cite la pensée de Donna Haraway, pionnière du cyber-féminisme. Comment interagir avec la nature en créant des cercles fertiles et non en l’exploitant ? La stratégie à adopter serait de forger un compost politique agissant en sous-terrain sur les dérives sociales et politiques.
Élise Girardot
Photos tous droits réservés : Mari Fraga