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ENTRETIEN N.4 – SIMONE BARRETO – FORTALEZA (CEARÁ) – 30.01.18

À Fortaleza, l’atmosphère pesante m’envahit rapidement. Dimanche matin, les rues désertes habitées par des bâtiments coloniaux décharnés donnent l’impression d’une ville fantôme. Pourtant, celle-ci concentre la densité de population la plus élevée du pays. La capitale de l’État du Ceará pâtit d’un déséquilibre social aigu. On y découvre des noms de lieux utopiques comme la “praia do futuro”, la plage du futur ou “Cidade 2000”, la ville des années 2000. Je rencontre Simone Barreto dans ce quartier. Sa mère m’accueille avec une tapioca, crêpe brésilienne à base de farine de manioc. L’architecture de Cidade 2000 a été conçue dans les années 1970 selon un modèle quadrillé de ville idéale. Les maisons basses sont nichées au milieu d’immenses tours d’immeubles. Non loin de la plage du futur, je traverse à nouveau une expérience urbanistique étrange.

Nous parlons d’emblée de la création artistique en état d’urgence. La presse muselée, l’opinion publique manipulée, c’est par l’art que peut s’exprimer et s’épanouir un débat militant. Si les principaux journaux locaux appartiennent à deux partis politiques, les artistes de Fortaleza s’organisent et ouvrent la voie à un canal contestataire par le biais de ciné-clubs, de théâtres et d’espaces autogérés situés hors du centre-ville. Simone Barreto collabore à des lectures, ses dessins vidéo-projetés résonnent simultanément avec les textes énoncés par des poètes, chercheurs ou performers. L’artiste a étudié les arts visuels dans un institut fédéral. C’était une formation nouvelle à l’époque, trop généraliste à son goût. Privés de moyens techniques, les étudiants doivent redoubler d’inventivité. Les régions du Nord et du Nord-Est ne bénéficiant pas d’un maillage culturel structuré, de nombreux artistes choisissent de se rapprocher de Rio, São Paulo ou Belo Horizonte, au centre et au Sud du pays. Fortaleza est une cité riche, un centre industriel et commercial pourvu d’une industrie agro-alimentaire puissante. Enracinée sur un rythme à deux vitesses depuis trop longtemps, la ville souffre de ses déséquilibres sociaux.

Dans un contexte politique inquiétant où la présence policière règne, Simone Barreto mène des projets collaboratifs. Dès l’enfance, elle dit vouloir être artiste et dessine chaque jour. Aujourd’hui, elle invente d’autres manières de dessiner. Le dessin devient un prétexte pour déclencher des conversations en face à face. Chacun doit dessiner l’autre. Les tandems de portraits font tomber les masques et permettent d’entrer dans la trajectoire d’une personne. Ce protocole d’une simplicité extrême l’amène à occuper les espaces les moins fréquentés de la ville en s’armant de feuilles et de crayons. Le premier jour, elle s’assoit et dessine. Le deuxième, elle apporte de la nourriture et des jus de fruit. Le troisième, des amis l’accompagnent et dessinent avec elle. Peu à peu, les occupants de la place s’approchent, certains n’ont jamais dessiné. Une femme lui dit n’avoir jamais tenu un crayon. Ensemble, ils créent des espaces d’exposition temporaires. Les places désertées redeviennent un instant des lieux de passage. Plus tard, elle déploie ce dispositif au cœur du quartier commerçant de Fortaleza : elle tente d’interrompre le rythme effréné des travailleurs en les invitant à faire une pause pour dessiner. Une autre fois, près de la Praia do futuro, elle déroule une bande de 20 mètres de tissu et suggère à des volontaires de coudre un rêve, un vœu. Peu à peu, ils s’installent de part et d’autre du tissu. Une collection de rêves en construction parsème le rouleau.

Lors de ces projets, elle rencontre des personnes originaires des terres, à l’intérieur de l’État du Ceará. Elle entame des recherches sur le corps des femmes qui travaillaient aux champs. Elle se demande s’il existe, comme en ville, une division sexuelle du travail à la campagne. Au Brésil, on ne voit jamais de femme chauffeur de bus tandis que les éboueurs sont quasi tout-e-s des femmes. De 1800 à 1950, les plantations de coton constituaient le poumon économique du Ceará. Les femmes travaillaient dans les plantations, les hommes triaient le coton selon sa qualité et géraient son exportation. Simone Barreto découvre l’existence de ces travailleuses de l’ombre par hasard, l’histoire officielle ne raconte pas les conditions de travail qui structuraient ce marché aujourd’hui disparu. En interrogeant les femmes les plus âgées, elle obtient des informations introuvables dans les bibliothèques de Fortaleza. L’artiste apprend que les femmes recevaient la moitié d’un salaire masculin. Elles étaient employées pour leur délicatesse et leur minutie, nécessaires à la récolte du coton. Cette industrie s’est effondrée lorsque les États-Unis mirent un terme à l’importation du coton brésilien.

Pendant un mois, Simone Barreto sillonne les terres du Ceará à travers une dizaine de petites villes. Elle prévoit 675 km de trajet et emporte un tissu de 6,75 mètres. Au fil de ce périple anthropologique, elle coud, dessine, filme et enregistre. À chaque étape, elle fixe ses impressions sur le tissu. En novembre 2017, la galerie Sem título Arte de Fortaleza l’invite à présenter l’exposition “Ouro Blanco” (l’or blanc). Le tissu est installé sur une sorte de manivelle en bois conçue par l’artiste. Comme un film, il peut être déroulé et contemplé par le visiteur. Au cours de ce voyage dans le temps, les femmes lui montrent leurs archives personnelles. Elle photographie ces images prises dans les champs ou dans les bureaux de tri du coton. Les femmes décrivent la transformation de leur corps : certaines commencent à l’âge de huit ou neuf ans et portent chaque jour 45 kilos de coton. Le rouleau de tissu de 6,75 mètres devient un carnet de notes qui recueille la mémoire des usines en ruines, laissées à l’abandon comme les bâtiments coloniaux de Fortaleza. La mémoire des femmes a elle aussi été oubliée.

Dans l’atelier de Simone Barreto, j’observe des dessins de toutes tailles, accrochés au mur, posés sur le bureau, encadrés ou visibles sur les pages de plusieurs carnets ouverts. Je devine des figures de femmes seules ou en groupe : des femmes-plantes, des symboles et des chimères. Nous parlons d’un événement survenu au mois d’octobre dernier, à l’occasion d’une exposition collective à l’Université de Fortaleza, orchestrée par le curateur Ivo Mesquita. Il invite Simone Barreto à présenter trente-trois carnets à dessin ouverts à une page. Quelques jours avant le vernissage, le responsable des lieux s’oppose à la présence d’un dessin réalisé pendant le dernier carnaval. Deux personnages féminins masqués se trouvent dans une position sexuelle. L’image est amusante et légère, elle m’évoque une bande-dessinée. On fait comprendre à l’artiste qu’une telle représentation n’est pas conforme à l’identité de l’Université. Simone Barreto tente de décrypter le sens de la formule. Elle voudrait faire dire que le problème n’est pas l’image sexuelle mais la représentation d’une sexualité entre femmes. Quelques heures avant l’inauguration de l’exposition, l’artiste découvre le dessin recouvert, dissimulé sous deux autres carnets. Elle retire alors la totalité de ses dessins.

Le jour même, ses amis relatent les faits sur les réseaux sociaux. Comme une rumeur, les deux personnages masqués sont propagés dans la ville. De nombreux étudiants se rendent au vernissage munis de reproductions et on voit le dessin se promener dans la rue via des t-shirt. Des conférences sont organisées sur l’art, le féminisme et la censure. La presse régionale interroge les protagonistes de l’intrigue : le responsable gardera le silence. Simone Barreto reçoit des menaces, on lui reproche de faire de la pornographie, on la dénonce au nom d’un ordre moral. Ce n’est pas la première artiste que je rencontre au Brésil à évoquer ce type d’accusations. Elle me raconte comment la lesbophobie est ici un fléau. Les agressions quasi quotidiennes sont hélas peu relayées. Finalement, elle crée un fanzine qui réunit toutes les variations de son dessin. Cette histoire résonne pour moi avec la devise latine de Fortaleza, Fortitudine qui signifie “avec courage”.

Élise Girardot
Photos tous droits réservés : Simone Barreto

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