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ENTRETIEN N.2 – LUDMILLA RAMALHO et LUCAS DUPIN – CUMURUXATIBA (BAHIA) – 20.12.17

Entre deux petites villes côtières du sud de Bahia, je rencontre par hasard Myriam Nacif. La comédienne me propose de rejoindre son “Quintal”, sa maison estivale de Cumuruxatiba où je fais connaissance avec plusieurs comédiens venus de Belo Horizonte. Ils ont fondé le projet “Atrás do pano”, centre d’art dédié au spectacle vivant et aux arts visuels à Nova Lima, dans l’état du Minas Geiras, au centre du Brésil. C’est dans cette maison joyeuse et animée et par le plus grand des hasards que je rencontre Ludmilla Ramalho -comédienne et performeuse- et Lucas Dupin -artiste plasticien-. Lucas me parle de son actualité. Il expose une pièce à l’Institut Tomie Ohtake de São Paulo. Son nom de famille fait immédiatement écho dans mon esprit : j’avais vu son installation lors de ma visite de l’Institut à mon arrivée au Brésil. Je revois les calendriers découpés, la suspension dans l’espace, les fragments d’images disposés au sol… Ce travail m’avait donné envie de croiser son chemin. Je le découvre ici, de manière improbable, accompagné par son amie performeuse… Cette aventure est à l’image de tout périple : des événements étranges et bienvenus surviennent et donnent l’impression qu’une bonne étoile suit le voyageur au fil de sa pérégrination.

Le voyage est une aventure romanesque, ponctuée par des rebondissements, des trajets impromptus ou complexes. C’est aussi une autre manière d’entrer en relation avec les autres. Beaucoup de Brésiliens ne connaissent qu’une ou deux régions de leur pays et aiment que les voyageurs les leur décrivent. Pour Ludmilla Ramalho, l’art est aussi un moyen d’entrer en contact avec les autres. C’est une forme de communication qui lui permet de mener une action politique, portée par un langage poétique. Dans la vie, comme dans l’art, il s’agit d’adopter une posture cohérente, plutôt qu’être virtuose. Dans le monde du théâtre, dont elle est issue, sa démarche n’est pas considérée comme politique. Mener un travail politique reviendrait à forger un dispositif proche de celui du discours public, très codifié. Elle considère que le théâtre est aujourd’hui paralysé par une myriade de carcans. Peu d’artistes sont prêts à les contourner ou à les défaire.

Ludmilla Ramalho veut changer de perspective, se mettre en danger. Le corps est crucial pour l’artiste, en particulier dans le contexte de crise que le Brésil traverse depuis le coup d’État de 2016. Des polémiques autour de la représentation du corps parasitent les propositions artistiques. De nombreuses expositions et performances sont régulièrement censurées. À Belo Horizonte, où résident Lucas Dupin et Ludmilla Ramalho, la révolte s’organise et se structure contre le gouvernement, dont les discours moralistes envahissent la scène culturelle. Pour elle, les artistes se trouvent aujourd’hui propulsés dans un état de vigilance forcée, un exil spirituel et intellectuel. Elle voit son pays parvenir à un état de dictature voilée, l’autorité rétrograde s’immisçant peu à peu dans la communication de masse, via les chaînes de télévision. La performance “Ordem e Progresso” est une réponse au coup d’État. Elle est nue, recouverte de peinture dorée. Sa tête est couverte par le drapeau brésilien. Juchée sur un cheval, une corde autour du cou, elle avance dans la foule, dirigée par un homme qui marche. Le corps en tension constitue selon Ludmilla Ramalho le corps performatif par excellence. L’histoire du corps et le présent qu’il traverse sont pour elle au cœur de la pratique performative. C’est un défi à relever : comment trouver cohérence et puissance dans cette manière d’être en présence dans un espace donné ? Avec “Fuck her”, son corps allongé est recouvert de grain. Pendant une heure et demie, une nuée de poussins picorent de la tête aux pieds ce corps nu… Ludmilla définit la société brésilienne comme machiste et patriarcale. Onze femmes par jour y sont victimes de féminicide. Toutes les cinq minutes, une femme est violentée. Pour l’artiste, le coup d’État est directement lié au fait que la présidente d’alors, Dilma Rousseff, était une femme.

Au Brésil, la corruption fait rage. Pendant la coupe du monde, les entreprises ont bénéficié d’une croissance accrue qui a engendré des affaires de corruption. De nombreuses villes, comme Rio de Janeiro, font face à un gouffre financier. Les budgets culturels quasi inexistants, la culture devient le monopole des entreprises privées qui bénéficient d’allègements fiscaux. Confiés aux responsables marketing, les projets artistiques s’éloignent de la recherche et de l’expérimentation. Pour faire face à cette situation, de plus en plus d’artistes se réunissent en collectifs afin de limiter leur dépendance des financements privés ou publics. Selon Lucas Dupin et Ludmilla Ramalho, les plasticiens dépendent aujourd’hui quasi exclusivement des galeries marchandes -centralisées principalement à São Paulo-. La frontière entre espace culturel public et galerie privée s’affine, tant les galeries dirigent et déterminent la scène contemporaine. Sans leur soutien, il devient impossible d’être diffusé au sein d’une institution culturelle.

En 2015, dans le cadre de la résidence FAAP, Lucas Dupin s’intéresse aux “calçadas portuguesas”, trottoirs typiques des pays colonisés par le Portugal. L’abolition de l’esclavage a eu lieu en 1888. Ces sols sont les témoins d’une mémoire coloniale. Ce sont des objets culturels qui attestent d’une réalité historique proche. À son retour dans sa ville natale, après avoir vécu deux ans en Angleterre, Lucas Dupin s’aperçoit qu’il y a de moins en moins de pavés, remplacés par de nouveaux sols. Il conçoit l’installation “Jardins suspendus”, en référence à cette architecture en voie de disparition. À cause des coûts de restauration élevés inhérents à leur sauvegarde, le gouvernement souhaite voir disparaître ces sols. L’artiste rapporte les pavés portugais dans son atelier et les entoure de graines. Des plantes poussent et prolifèrent… Puis, tel un alchimiste, il remplace tantôt une pierre du sol par un morceau de viande de la même taille, tantôt en la recouvrant d’un morceau d’une feuille d’or. Il en tire une série de photographies, métaphore des enjeux coloniaux et de l’extrême violence engendrés par ceux-ci. Les travaux de Lucas Dupin déploient toujours en filigranes une reflexion politique. S’il articule des histoires proches de celles de Ludmilla Ramalho, les méthodes et les formes sont distinctes. Comme pour elle, son point de vue politique se construit poétiquement. Son travail dialogue en permanence avec les contextes actuels et les actions du gouvernement. En 2016, il arpente le territoire de la Praça do Patriarca, une place emblématique de l’histoire de São Paulo. La nuit venue, ce lieu d’errance devient le centre névralgique de la misère. L’artiste observe chaque matin les jets d’eau des voitures-poubelle éjecter les sans-abris. C’est pour lui la manifestation d’une violence cinglante et assumée. Dans cette vidéo-performance, on le voit nourrir les pigeons de maïs, autres occupants de la place. Ils commencent à le suivre, à s’habituer à sa présence. Il jette alors un pétard. Les pigeons s’envolent brusquement. Il répète ces actions plusieurs fois. Les pigeons reviendront pourtant le lendemain.

Contrairement à Ludmilla Ramalho, qui utilise le statut de performeuse comme un moyen de se rapprocher des arts visuels, Lucas Dupin ne se considère pas comme performer, un terme trop lié pour lui au langage du corps. Dans son travail, les images prédominent, plutôt que le corps et l’espace. Ses actions, pourtant réalisées dans l’espace public, ne sont pas pensées en fonction d’un public potentiel. Il ne prévient jamais qu’il va performer, ses œuvres ne sont pas écrites ou chorégraphiées. La narration qui découle de l’action prévaut sur l’action elle-même, comme lorsqu’il découpe inlassablement les calendriers qui serviront à l’installation “Tempo revés”. Ces méthodes d’investigation propres aux arts visuels intéressent Ludmilla Ramalho. La question d’une collaboration surgit alors. Comment réunir ces deux forces vives ? Nous parlons de la difficulté d’entremêler deux recherches poétiques. Pour Ludmilla comme pour Lucas, cela signifie repartir à zéro. Ils doivent aller l’un l’autre vers la pratique de l’autre, établir une connexion intellectuelle qui peut mettre en danger leurs démarches respectives. Ils émettent depuis peu plusieurs hypothèses de travaux communs. Pour elle, la nécessité d’une confrontation au public reste omniprésente. Alors qu’il aime se créer un cadre, un périmètre stable et déterminé à partir duquel travailler, la temporalité d’une performance en public ne permet pas un contrôle absolu de l’espace et du temps. Alors, ils imaginent ensemble des stratégies alternatives leur permettant de se rejoindre, quelque part dans l’expérimentation de formats vidéo-performés ou photo-performés.

Élise Girardot – décembre 2017
Photos tous droits réservés Ludmilla Ramalho et Lucas Dupin

 

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