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ENTRETIEN N.1 – CAMILA VALONES – SÃO PAULO – 8.12.17

Au cœur de la fourmilière de douze millions d’habitants qu’est São Paulo, je rencontre Camila Valones, dans son atelier du quartier de la Butantã, à l’ouest de la ville. Éloignée des grandes artères, située au sommet d’une rue escarpée et sinueuse, la petite maison colorée semble paisible et accueillante. Dans l’atelier, peu d’objets sont visibles : quelques rouleaux de tissu entassés, des boîtes, des branches, des feuilles mortes, des pigments… Plusieurs phrases sont épinglées au mur ou imprimées sur des vêtements suspendus à la fenêtre. La même écriture, en lettres majuscules, est visible à différents endroits.

Dès l’enfance, Camila Valones commence à coudre avec sa mère et sa grand-mère. Puis, elle quitte Recife, sa ville natale, au nord-est du Brésil. Elle travaille quelques temps dans une librairie à São Paulo. C’est en parcourant les livres et les images d’œuvres d’art qu’elle découvre d’autres formes poétiques et des recherches parfois similaires aux siennes. Elle ne suit pas de formation académique et n’a pas connaissance des réseaux ou des écoles. Elle ne sait pas encore qu’être artiste peut être un métier.

Peu à peu, son travail se décline en plusieurs ramifications. Elle développe une pratique picturale en s’inspirant du “cal”, peinture à la chaux très répandue au Brésil. Le dessin, la peinture et l’expérimentation du corps alimentent et structurent une pensée qu’elle définit comme chorégraphique, une science qui aurait ses gestes, ses codes, son langage. Dès lors, elle articule le concept de “poèmescience”, un procédé d’écriture qui lui permet d’extraire et de rendre visibles les rouages poétiques qui la traversent, procédé omniprésent dans chacun de ses projets.

La performance surgit alors, s’imposant à elle, prenant place dans des lieux institutionnels ou des manifestations. Lors du coup d’état en 2016, l’un des premiers ministres brésiliens à être écarté du pouvoir est Juca Ferreira, ministre de la culture. Pendant les manifestations, Camila Valones adopte une posture de spectatrice émancipée, en imaginant quels mots ou quels gestes pourraient modifier la chorégraphie de ces regroupements. Comme elle le fait avec les mots, en jouant avec homonymes et synonymes, elle réécrit des situations, des trajectoires et des scenarii établis. En 2016, elle brandit lors d’une manifestation un drapeau sur lequel est écrit “Qui est l’auteur de cette action publique ?”. La chorégraphie du pouvoir est aussi étudiée lors de dispositifs de conversation en cercle qu’elle organise avec des groupes. Elle n’introduit jamais la discussion. Le micro, instrument détenteur du pouvoir, passe alors d’une main à l’autre. Certaines personnes se présentent, d’autres non. Les participants trouvent eux-mêmes la solution à ce contexte, sans y être pour autant invités.

La recherche performative de Camila Valones crée un trouble, un décalage. Lors du vernissage de la Trienal Frestas 2017, elle confronte les organisateurs au pouvoir qu’ils détiennent en proposant à des performers d’arborer sur leurs vêtements l’un de ses leitmotiv : “Êtes-vous celui qui invite ou bien avez-vous été invité ?”. Parfois, elle diffuse via des panneaux ou des vêtements des expressions populaires ou des jeux de mots qui prennent un sens nouveau selon le contexte dans lequel la performance opère. Elle utilise d’autres objets ressources, qu’elle appelle des objets de médiation : des colliers, des costumes ou encore des boîtes, comme pour la série “Talento, hein ?”. Ces objets détournés ont un caractère performatif intrinsèque. Les boîtes en vente dans les boutiques de musées sont griffonnées par l’artiste. Retranscrite en majuscules, comme une injonction, l’expression “Du talent, n’est-ce pas ?” recouvre la reproduction pixelisée des Tournesols de Van Gogh. Un autre discours se superpose à celui de l’histoire de l’art, des institutions et de la marchandisation qui en découle.

À São Paulo, elle collabore avec le Musée d’art contemporain dans le parc principal de la ville, en proposant un casque audio à des groupes d’adolescents qui ont l’habitude de se réunir là. Aucune musique, aucun son n’est diffusé. Ils écoutent alors ce qui semblerait du vide, à savoir l’atmosphère environnante, une atmosphère sonore quotidienne entendue avec d’autres oreilles. Camila Valones observe et analyse ce qu’elle définit comme un ” état performatif “, un état qu’elle creuse et travaille à la fois pour elle et pour les autres. En 2016, à São Paulo encore, avec la performance “A Cabo do Cabo”, elle invite les passants à manipuler d’immenses bâtons en bois, sans délivrer aucune information. Chacun choisit instinctivement de jouer aux mikados, comme un automatisme, comme une règle d’or tacite, incrustée et mémorisée par tous. Sans en imaginer de nouvelles, les passants reproduisent les règles apprises. Ils suivent le mouvement, sans mettre en perspective la situation.

Camila Valones compose une forme de résistance douce, une stratégie poético-politique qui investit la ville et ses habitants, comme lorsqu’elle leur propose un lâcher de ballons, à libérer en masse lors des passages des hélicoptères militaires qui sillonnent le ciel de São Paulo…

 

Élise Girardot – décembre 2017 
Photos tous droits réservés Camila Valones

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