Chronique d’une manifestation en voyage #8
Calais
14.10.2018
Le soleil brille à la cime du belvédère. Nous contemplons un large panorama sur la ville. Il fait très chaud, l’endroit est accueillant. Sur la route, un aperçu furtif de la mer surgit puis disparaît aussi vite. Les campagnes verdoyantes côtoient les usines. Je n’étais jamais venue à Calais, comme la plupart d’entre nous.
Après avoir garé le camion au Channel, la scène nationale, nous remarquons l’architecture disparate du lieu. Patrick Bouchain y a travaillé avec d’autres architectes. Pour Clorinde Coranotto (l’auteure du projet d’art nOmad), Bouchain est un architecte de l’humain. Son leitmotiv est de construire autrement, afin que les gens s’emparent d’outils et construisent eux-mêmes leurs architectures pour devenir acteurs des lieux qu’ils habitent. Bouchain cherche à recréer des lieux de vie qui soient générateurs de lien. Ces principes résonnent avec le contexte, ici à Calais, à quelques mètres des tentes, de la peur et de l’incertitude quotidienne.
Clorinde est touchée par la vidéo de Katia Kameli, une image presque ritualisée où un petit groupe de femmes avance ensemble. Filmés de face, leurs corps multiples martèlent le sol. Le noyau s’enfonce dans la ville. La marche silencieuse façonne un seul corps, un bloc constitué de mouvements interconnectés. Rien ne viendra perturber cette marche déterminée et tranquille qui forme une présence à la ville à la fois subversive et apaisée. Chaque femme porte un panneau en carton. Aucun mot, aucune revendication n’est écrite sur ces pancartes, comme s’il revenait à nous, spectateurs de la scène, d’imaginer les mots qui viendraient recouvrir ces surfaces. Une certaine théâtralité émane de la scène. Les combattives s’enfoncent dans l’espace public, comme nous le faisons chaque jour avec art nOmad et notre camion rempli d’œuvres d’art. Nous sommes devenus une meute, sans nous connaître.
Katia Kameli réalise cette vidéo à Alger lors des manifestations du Printemps arabe. Elle évoque la situation des femmes, souvent invisibles dans un monde arabe en pleine révolution. Quelle est la place des femmes migrantes ici à Calais ?
Une petit fille participe à un atelier proposé par les étudiants de l’ENSA et s’empare d’une grande affiche de cinéma. Elle affuble Gérard Depardieu d’un noeud rouge et d’une grande chevelure noire. Les conversations ponctuent notre après-midi. Plus tard, des adolescents d’un stage de cirque font une pyramide devant le camion, ils tentent d’incarner l’idée de Décoloniser les corps.
Nous rencontrons François de l’Auberge des migrants. Il nous fait visiter le site et nous explique comment l’Auberge s’organise, au rythme des repas à préparer pour des milliers de personnes, des activités des bénévoles pour récolter des fonds, du contrôle policier croissant et des CRS. François nous parle de la jungle démantelée à Calais : c’était un lieu de vie. Certains migrants arrivés en Angleterre évoquent aujourd’hui la jungle avec nostalgie.
Les sourcils froncés, François nous raconte le monde barbare dans lequel il a décidé d’agir.